Mets ça dans la boîte du gros pick-up blanc




"Monsieur Hamil m’avait souvent dit que le temps vient lentement du désert avec ses caravanes de chameaux et qu’il n’était pas pressé car il transportait l’éternité. Mais c’est toujours plus joli quand on le raconte que lorsqu’on le regarde sur le visage d’une vieille personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous voulez mon avis, le temps c’est du côté des voleurs qu’il faut le chercher".

- Romain Gary –Émile Ajar,
La vie devant soi

La plage, mais un ciel menaçant. Oui, j'ai un peu roulé sous
la pluie.
Plein de monde est parti en vacances dans l'sud durant la semaine de relâche, plusieurs cyclistes en ont même profité pour se faire un bronzage napolitain. Je ne suis pas jaloux. Moi, voyez-vous, j'ai fait ça début février. Mais alors que j’étais en vacances, un voleur m’a pris une grande partie de mon précieux temps sur le vélo. J’avais eu l’idée de couper l’hiver en deux en m’échappant au pays des Castro, histoire de profiter des belles routes communistes et d’un morceau d’hiver à 25 degrés. C’était pas la première fois que j’avais une telle idée. La plupart du temps j’aime partir en groupe, pour la bonne humeur des copains-copines et les relais appuyés qu’ils prennent généreusement. Cette fois je suis parti avec l’idée de rouler seul. De rouler un peu en ermite, à l’instinct, juste comme j’en aurais envie. De rouler en sauvage. Et je l’ai fait, un peu en tout cas. Les plaisirs de la route étaient au rendez-vous dès le lendemain de l’arrivée à Varadero. Oui Varadero. Parce que c'est plat, que les routes y sont belles, que c'est zéro problème de transport et que la plage y est parfaite. Pis, il faut bien le dire, avec le temps, je commence à connaitre les routes du coin.  


Pour s'y retrouver sur les routes, rien de
plus facile. Suffit de chercher "Varadero" sur
Google Map et le tour est joué.
Rouler en sauvage

Pour la sortie no.1, le plan de match était simple. Direction plein ouest vers Matanzas par la route de la côte. Balayée par un vent d’est à vous arracher les lentilles des yeux, cette route est une excellente thérapie pour les cyclistes qui arrivent du froid et qui, depuis plusieurs mois, n’ont eu que le spinning, le jogging ou le ski de fond pour maintenir un semblant de forme. Dès qu’on monte sur le vélo devant le resort, ce vent favorable nous transforme en Fabian Cancellara. Celui sur son Specialized à moteur électrique, ou celui de Milan-San Remo il y a quelques jours. Quand on n'a pas roulé dehors depuis le début novembre, c'est une thérapie nécessaire si on veut se reconstruire un petit moral.

Une fois arrivé dans la ville de Matanzas, c'est la réalité cubaine qui nous attend. Rues pleines de vie, des gens partout, du trafic même, avec des voitures de toutes les époques et des bus de tout acabit qui se klaxonnent amicalement. Mettons que ça change de rouler sur Mont-Royal où la circulation est entachée par l'agressivité des pilotes en transit.

Rendu en ville -à Matanzas-, il faut quitter la via blanca et aller sur la gauche
 en montant un peu par où on peut -la calle 75 mettons- et se rendre jusqu'au parc Rene-Fraga qu'il faut contourner. Un peu plus loin, sans qu'on s'en rende vraiment compte, les maisons se font graduellement plus rares et la route plonge vers la vallée Yumuri. C'est là, dans ce paysage agraire et, avec le malaise de celui qui est over-dressed, que j'ai pris conscience de mon allure d'extraterrestre, tout bardé de marques de commerce que j'étais. Me suis pas arrêté pour prendre une photo, mais qu'est-ce que le paysage est saisissantUn moment donné je me suis tanné et j'ai fait demi tour. Il n'y a rien à comprendre, il n'y a pas d'explication. C'est comme ça quand je roule en sauvage. Je me tanne pis je rentre. Quarante kilomètres de lutte contre le vent désormais farouchement défavorable m'attendaient. Bah, pas de trouble, je roulais seul, personne pour me faire chier en me faisant la demie-roue, pas de peloton qui roule tout croche en me forçant à demeurer vigilant: c'était les vacances, les vraies. Et c'est pas le petit orage tropical qui a emprunté la même route que moi qui a diminué mon plaisir: faisait chaud, la pluie était douce, la route était savoureuse. 

Finalement, avec les jambes que j'avais, j'ai même pas eu besoin du vélo à moteur de Cancellara. Mais c'est vrai que je roulais pas mal plus lentement. 

Durant les jours suivants j'ai roulé dans la même zone de bonheur. J'ai forcé juste assez pour décrasser le moteur tout en appréciant le paysage. Me suis même permis de tourner vers de nouvelles routes jusque-là inconnues, juste pour le fun de voir où ça menait. Quel bonheur, rouler en suivant l'asphalte, seul, en pleine confiance que tout ira bien. La parfaite insouciance. J'ai découvert ce plaisir quand j'étais tout jeune en ratissant les rangs de campagne des Basses-Laurentides, souvent tout seul -déjà en sauvage, mais d'autres fois en laissant des "vieux" pros, comme Stéphane Gabelier, Mario Boucher et André Michaud établir l'itinéraire. Ça c'était des voyages tout inclus: ils me disaient quand manger, quand m'hydrater et même quand pisser. Ça s'appelle apprendre le cyclisme sur le tas. 

Non mais c'est pas un peu fou les vacances de vélo seul en sauvage à Cuba? Comme ça, rendu au fin fond de nulle part, c'est vers mes vieux souvenirs que je suis projeté. 


Jorge et moi. Il est un de ces personnages plus grands
que nature qui forment le monde du vélo. Il fait partie
de la confrérie internationale des bike bums, c'est certain.
Mais je n'ai pas que roulé seul

Un midi en rentrant au resort, je suis tombé sur des cyclistes pas mal déjantés. Sifflaient toutes les filles que leur regard croisait, saluaient tous les chauffeurs de taxi et portiers, parlaient fort en général. Des gars de la place, de Cardenas pour être précis. Du groupe, Jorge se distinguait. Après 2 minutes de route je savais ce qu'il faisant dans la vie et où il habitait. Durant ces mêmes 2 minutes il m'a dit de baisser ma selle -elle était haute c'est vrai- et on a découvert qu'on avait une connaissance commune: le célèbre Marc Dufour. Non, est-ce que c'est pas un peu fou les vacances de vélo seul en sauvage à Cuba? Rendu au coin de la calle 12 et de Avenida 1ra, je me suis rendu compte que la planète vélo ne connaissait pas vraiment de frontière tout en étant grande comme le fond d'une musette. Quand on croise des amis de Marc, on se sent en confiance. Donc on s'est donné rendez-vous pour rouler le lendemain. À 9 heures. Ok, c'est sûr, je serai là.

Évidemment le lendemain j'arrive en retard. Je suis une star, c'est un phénomène méconnu, alors je suis en retard. À ma grande surprise, je tombe sur un groupe multi-éthnique de 10 rouleurs dont certains sont équipés pour attaquer n'importe quelle classique. Ouf, sera pas facile. Mais je remarque vite deux visages souriants et connus, ceux de Luc Cloutier et de Nancy Couture, les propriétaires de Vélo Cité à Alma, à mon avis un des meilleurs bike shops au Québec. On prend la route, parle-parle jase-jase, c'est fou comme cette activité aérobique permet de placoter! Donc le Venge, donc les S-Works. Pis les Kona, pis les Argon 18. Ah les Argon 18, mon passé est bien connu! Et puis on roule, faut ajuster un dérailleur, réparer un flat, deux flats, et une chaîne qui pète: c'est un peu ça le bike sur une route cubaine. Quand ça se met à rouler mieux, PAK, c'est ma machine qui me lâche. Un rayon pété. Pis c'est un rayon de Fulcrum Zéro. Oui, Zéro, comme dans j'ai zéro chance d'en trouver un à Cuba. C'est la fin de la sortie pour moi, c'est aussi la fin du volet vélo des vacances. Mais à ce moment je vis ça avec un détachement qui frise la libération. Peut-être que c'est parce que les mojitos du resort sont succulents? Aucune idée. En réalité j'avais un plan en préparation, mais il était pas encore clair dans mes idées.


La monture du copain Jorge: un Leo de Devinci avec la
marque distinctive de Quilicot. Y'a du Marc-André Lebeau
la-dessous...
C'est là que de connaître Marc Dufour devient un atout. Tout de suite Jorge m'a dit: "je sais que c'est de la marde, mais bouge pas mon vieux, m'a t'arranger ça pis mon chum t'auras pas de trouble". Évidemment, la traduction est de moi; j'ai peut-être raté certains des détails fins du discours. Et puis Jorge est parti d'un côté tandis que le groupe reprenait la route dans l'autre direction. Moi je suis resté à l'ombre à peine quelques minutes et voilà mon sauveur qui revient, sourire du conquérant aux lèvres, confortablement installé dans la boîte d'un gros et rutilant pick-up blanc: "mon ami, tu pourras dire à Marc comment t'es retourné à Varadero". J'ai fait la route dans la boîte du pick-up qui, pour l'occasion, roulait à 130 km/heure sur l'autoroute. Mettons que c'est une expérience cubaine pas commune. Pis en plus j'avais enlevé mon casque, chose que je ne ferai plus à vélo.



Pas top top le bronzage cycliste. La bedaine non plus. 
Que faire maintenant? Lire... en sauvage 

J'ai commencé ma chronique par une citation tirée d'une lecture: La vie devant soi. J'enchaîne avec une autre entendue partout où je suis passé un fois mon vélo hors d'usage: "c'est ta blonde qui va être contente, vous allez pouvoir passer du temps ensemble". C'est mal nous connaitre. Elle avait prévu un copieux programme de lectures et mon retour précipité et durable au resort lui coupait les ailes presque plus qu'il me les coupait à moi. Elle voulait lire en sauvage; j'ai opté pour la même démarche. J'ai donc mis le nez dans notre ration de bouquins avec la férocité d'un touriste moyen s'attaquant au buffet à volonté de l'hôtel. J'ai d'abord dévoré les très savoureuses Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle, un citoyen du monde au regard de déraciné toujours curieux. Disons que même s'il y a plein de dessins dans le livre, c'est pas exactement une lecture légère. En fait, les portraits qu'il dépeint donnent la frousse et on se dit que la région du monde qu'il a habitée durant une année ne peut que finir par exploser un jour ou l'autre.


Mais, même longue de 333 pages, même riche d'une analyse fine et même consacrée à un sujet qui m'intrigue, une bd ne peut m'occuper bien longtemps... à moins de faire oeuvre d'érudition et de s'attaquer à un gros corpus en utilisant des grilles d'analyse ayant fait leurs preuves. Ça tombait bien puisque, suivant les conseils de mon amie la marquise de Mentana, j'avais embarqué Le petit livre bleu. Analyse critique et politique de la société des schtroumpfs. Grâce au travail d'Antoine Buéno, un politologue vraiment diplômé qui s'est prêté au jeu de l'analyse en utilisant les textes de More, de Weber et de Lévi-Strauss, je sais maintenant que le grand schtroumpf est détenteur d'un pouvoir "gérontocratique absolu" et qu'il dirige une société anti-démocratique ou sein de laquelle toute forme d'opposition est muselée et bafouée. Dans cette société inspirée du nazisme, du stalinisme et du totalitarisme, le schtroumpf à lunettes ne serait pas moins qu'un "Trotski bleu". Une chance que j'ai pété un rayon sur ma Fulcrum Zéro (rouge) sinon je serais passé à côté de toute cette science au sujet des petits bonhommes bleus. 

C'est ensuite que j'ai goûté à la pièce de résistance; La vie devant soi de Romain Gary –Émile Ajar. Une page, deux pages, trois pages. Hey, je suis sur quelque chose là. Quatre pages, cinq pages, six pages, pu capable de m'arrêter. Personne ne m'avait prévenu, personne m'avait dit que ça arriverait: même physiquement vissé dans un hôtel à Cuba pas d'bike, je me suis évadé dans un autre monde. Celui de Belleville où vivait Momo et sa Madame Rosa. À peine si ma blonde qui m'a offert le livre en s'étonnant que je ne l'ai pas lu m'a dit "tu verras que c'est bon". Résultat? Durant les heures qui ont suivi j'ai presque pas vu le temps passer. J'ai presque pas vu non plus que le vent à arracher les lentilles qui régnait sur la région quand on est arrivé imposait au même moment une atmosphère de sandblast sur la province de Matanzas. 


Même un vieux sauvage comme moi n'aurait pas roulé dans ces conditions. Me suis peut-être pas fait voler finalement. Surtout que j'en ai profité pour faire un beau tour de pick-up, pas d'casque, et pour visiter Jérusalem, la forêt du pays maudit et même Belleville. 

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