L'appel de la route II


Le premier fix
Jour 1, il faut partir. Ça presse. Il est 8 h 30 et il fait déjà 30 degrés. Ressenti c’est encore pire (ou mieux, à cette étape, on ne sait dire). Comme les copains, je veux ma dose, elle est à ma portée. 

On part. La route est lisse, libre, aspirante. Aspirante parce qu’en moins de 3 kilomètres, profitant d’un léger vent de trois quart dos, on roule à plus de 40 à l’heure. C’est évidemment beaucoup trop vite pour nous. Aucune logique sportive ne tient. Aucune logique tout court n’a cours. On est des drogués qui se font leur fix tant attendu. On s’en va à Holguin pour une sortie qui mettra 100 km à nos compteurs, notre première sortie de l’année. Un vallon, deux vallons, trois vallons, aille, celui-là nous rappelle qu’on arrive du froid, que notre peau est bien blanche et qu’en bout de ligne il vaudrait mieux nous calmer. Okay les gars, on garde ça cool, la route sera longue, on a une semaine à faire: faudrait pas se cramer tout de suite. Nous sommes tous des gars matures, on a des jobs de responsabilité, on va se gérer. Un faut plat descendant, un petit qui remonte, quelque chose comme une ligne droite et le trouble repart. Qui met le trouble? À tour de rôle on le fait tous, on ne tient pas en place. On roule presqu'aussi fort qu'on rit.


Après une petite descente on remarque qu’il y a devant nous un attroupement suspect de part et d’autre de la route. Y’a du monde partout, mais la scène que nous découvrons est louche. Une route cubaine est par définition un lieu qui grouille de vie. Des gens qui marchent, des paysans qui se promènent en carriole ou à cheval, d’autres ouvriers agricoles sur des vieux vélos pourris, des vieilles voitures, des camions de l’ère soviétique, des bus chinois. Il y a tout ça juste devant nous, mais rien ne bouge. Sans raison nous ralentissons. Il y a des éclats de verre partout sur la route et ce qui ressemble à des bouts de ferraille éparpillés sur plusieurs mètres. Et il y a du monde, beaucoup de monde. Tous restent muets et nous qui avançons sans comprendre et sans savoir où regarder. Les copains sont devant moi et, comme je ferme la marche, je ralentis encore un peu plus et relève le nez. Ce que je vois alors me coupe le souffle et fait grimper la chaleur que je ressens jusqu’au seuil du malaise. À ma droite, il y a un vieux bus des transports publics cubains dont la porte est fracassée, pliée et retenue dans les airs d’une manière que je ne m’explique pas. Cette porte est monstrueuse. Je comprends rapidement ce qui s’est passé en regardant à ma gauche. Là, je vois une de ces vieilles voitures américaines qui font la fierté des vieux dirigeants cubains. Placée en travers de la route, tout son devant est détruit, en miettes, le pare-brise est éclaté. Ramenant les yeux instinctivement sur la route -je roule lentement, mais je suis quand même en mouvement, je vois ce qui cause le silence ambiant. La route n’a pas que fracassé deux véhicules pourris, elle a tué. Et elle l’a fait il y a très peu de temps. L’homme est toujours au sol, partiellement recouvert d’un petit drap blanc, le bras gauche toujours visible allongé sur l’asphalte certainement brûlante, baignant dans le sang. Il y a tellement de sang sur la route que ça me semble impossible. J’ai l’impression que le chrono est cassé quand je traverse la scène de l’accident. Ébranlé, j’ai retrouvé les copains arrêtés un peu plus loin.


Derrière nous les locaux étaient muets, mais nous non.
« Hey, méchant accident ».
« L’autobus était tout démoli ».
« As-tu vu le char bleu de l’autre bord de la route ».
Et moi:« Avez-vous vu le corps par terre? ».
Mathieu: « non, es-tu sérieux? ».
L’autre Mathieu: « j’ai juste vu l’autobus ».
Martin: « oui je l’ai vu, il y avait aussi une de ses jambes qui dépassait du drap ».     


Il était trop petit ce drap.


J’y repense et je me dis que la famille du mort était peut-être du groupe des silencieux qui se trouvaient à l’ombre en bordure de la route en face du cadavre. C’était la première fois que la route tuait si près de moi. Pourtant je sais de première main qu’elle est cruelle. Est-ce qu’on a roulé plus doucement par la suite? J’en n'ai même pas l’impression. Est-ce qu’on a été plus prudent? Je ne crois pas non plus. On a du métier, on se fie beaucoup là-dessus.  

J’avais besoin de ma dose et demain j’en voudrai encore une autre.



Le jour d’après


Je suis raide. J’ai été épais. Je suis comme un alcoolique qui gère une solide gueule de bois après la rechute qui marquerait son premier six mois de sobriété. Bien fait pour moi. Au moins, en écoutant les copains, j’ai l’impression que je ne suis pas le seul à vivre cette analogie. Aujourd’hui on va vers Banes et on roulera en douceur. Après tout, on aura encore presque 100 bornes à avaler, aussi bien les déguster. On part juste après le petit déjeuner et on roule doucement. Oui, vraiment, on roule doucement. Pendant 10 km. Puis on s’arrête net : un des Mathieu est au prise avec un chain suck majeur et la chaîne de sa monture ressemble à un pretzel. Heureusement, l’autre Mathieu est un vrai McGyver et il raboute ce qui reste utilisable de la chaîne en moins de 4 minutes. Par contre le premier Mathieu se voit dès lors interdire l’utilisation de son gros plateau, ce qui n’est pas pour me déplaire. On reprend la route et le rythme est bon (pour moi).


Un autre rouleur se joint à notre quatuor. Et pas n’importe lequel: Daniel Blanche. Quand je suis arrivé au cyclisme chez Espoirs Laval en 1984, Daniel avait déjà quitté le milieu. Sans que je ne l’aie jamais rencontré, la culture du club m’avait permis de connaître ses exploits et ses victoires. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai pu accrocher des images aux récits de légende qu’y m’ont été transmis. Au gré des valons, je vois que pour les privilégiés qui l’ont, la classe ne se perd pas: rouleur élégant et fluide, notre partenaire de route donne l’impression de pédaler sans effort, ce qui n’est malheureusement pas mon cas. J’espère d’ailleurs que les efforts que je déploie pour bluffer les copains donnent de bons résultats : j’accepte de souffrir, mais je n’aime pas montrer que c’est ce qui se produit.


Fiers de notre retenue qui s’est traduite par un rythme acceptable pour moi, on rentre à l’hôtel le coeur léger. C’est quand même agréable de rouler sans se démolir. Avant même de se doucher, on fait un pit-stop au bar situé dans le lobby de l’hôtel et on descend quelques recovery drinks. Non mais la vie, c’est pas si mal.  


En après-midi je laisse les copains et je vais lire à la petite terrasse que j’ai spottée dès notre arrivée il y a quelques jours. Elle a tout pour me plaire: équipée de larges fauteuils en osier sur lesquels sont posés des coussins bien épais, elle est située un peu en retrait de la piscine et bénéficie de l’ombre que de petits palmiers fournissent. En fait, en regardant qui s’y installe, le lieu ressemble au coin lecture du resort. J’y ai ma place, mais je n’y reste que le temps d’un café très allongé. Ma lecture du moment se laisse déguster, comme la route que nous avons parcourue aujourd’hui: il s’agit du Journal d’un écrivain en pyjama de Dany Laferrière. Ce recueil de 202 notes écrites pour lui-même devrait être lu par tout le monde qui ne sait pas écrire. De note en note et de toutes les manières possibles, l’écrivain en pyjama montre à ceux qui ne s’en doute pas que l’écriture est un acte qui s’apprend. Sa note 83 -Des ouvriers et leurs machines- me fait sourire comme un imbécile heureux assis seul au milieu de toute la clientèle du resort. Le passage est consacré à l’analyse de photos, des portraits d’écrivains systématiquement assis devant leur machine à écrire. Tour à tour Laferrière décrit les photos de Georges Bernard Shaw, de Ernest Hemingway, de Carson McCullers, de William Faulkner, de John Cheever, de Tennesse Williams, de Françoise Sagan, de Nicolas Bouvier, de Patricia Highsmith, de Philip Roth, de Hunter S. Thompson et de Woody Allen. Quelle belle brochette. Grâce à la magie de Google, la simple énumération de ces noms devrait valoir à mon blogue de nouvelles visites. Je m’en sacre éperdument. La grille d’analyse qu’utilise Laferrière est simple: il décrit la posture et l'allure de chaque écrivain. Il qualifie la relation qu’il imagine entre l’auteur et sa machine à écrire, avant de s’intéresser à ce que chacun semblait boire au moment où la photo a été prise. Il dit finalement deux mots de l’arrière plan qui sert de décor au portrait. C’est là que je repense à ce que Martin m’a dit il y a quelques jours en montant dans notre avion: « toi, tu devrais écrire plus pis pas faire comme si t’étais gêné! ».  Ok Martin, j’y vais d’un geste symbolique et j’ajoute mon nom à la liste des génies précités. La description de Laferrière maintenant:


Avec son nom, déjà, Paradis suggère que l’acte d’écrire est un bonheur. Le voir torse nu, assis sur une chaise de jardin en PVC blanc sur la petite terrasse de son resort tout inclus renforce l’hypothèse. Il semble heureux. Il ne s’est pas rasé depuis au moins trois jours et son bronzage napolitain laisse croire qu’il a passé plusieurs heures à vélo, défiant vent et soleil. D’ailleurs, un bib noir et un maillot très euro-style sèchent sur une autre chaise. Le soleil l’a certainement épuisé puisqu’il a posé son ordinateur à l’ombre. Ses doigts s'agitent sur le clavier de sa machine. Un peu comme ceux d'un mécanicien de bike shop poussent tout ce qui traine sur son établie par un beau samedi d’avril, alors que la journée vient de se terminer et qu’il peut enfin ajuster ses vitesses en vue de sa ride du dimanche. Notre homme profite du moment. Paradis sait vivre les petits bonheurs, les deux canettes de blonde qui ornent sa table en font foi. Le verre qu’il utilise pour boire cette bière montre toutefois que son bonheur n’exclut pas une certaine complexité.


Voilà, terminé avec la gêne.

La suite...





Commentaires

Articles les plus consultés