Lettre à Fred



Bonjour Fred,

Avec l'impact que tu as eu dans ma vie je pense à toi si souvent tout dernièrement que je me suis dit que ça valait peut-être la peine de t'écrire quelques mots pour te donner des nouvelles. Je fais ça comme les gens le faisaient à une autre époque, l'époque de jadis, l'époque d'avant Internet et de l'instantanéité. Tu sais, cette époque quand on écrivait des lettres en se forçant, des lettres qu'on envoyait avec un certain sens de l'importance. Oui, de l'importance. Forcément à cette époque durant laquelle on n'écrivait pas pour rien dire et on ne lisait pas non plus pour lire n'importe quoi. J'aimerais qu'en lisant ma lettre tu soies habité de ce sens ancien de l'importance. Peut-être même dans un certain esprit de recueillement. Est-ce que je t'intrigue? Je ne crois pas. Pas toi. Tu n'es probablement pas du genre à être intrigué par mon préambule. Quelque chose me dit que tu n'es pas de ceux qui se laissent toucher ou impressionner par grand chose.

L'été dernier avec ma chérie, on s'est payé des vacances de rêves. Du moins, des vacances de mes rêves. On est allé en Provence. Oui, Fred, en Provence. Tu ne le sais certainement pas, mais je suis cycliste et pour les cyclistes cette destination est un peu comme la Jérusalem Céleste des croisés de jadis. Les routes se déroulent devant les cyclistes avec majesté tandis que de part et d'autre les paysages sont mieux qu'une belle fiction. Et surtout, j'ai eu l'occasion de rencontrer toute ma belle belle-famille. C'est pas tous les jours qu'on vit ça. Mais quand on vit avec une belle Française néo-Québécoise c'est comme ça. C'est bien pour dire, la belle-famille qui m'attendait habite soit sur les flans du mont Faron, soit à St-Maximin, soit à Nice. J'ai roulé là-bas mon vieux, tu pourrais pas imaginer à quel point j'ai roulé. Cette année par contre c'est bien différent. Oui, tu vois Fred, cette année on doit rester en ville, on doit rester à Montréal. Pas par manque d'argent, pas pour le Festival de jazz, pas pour le détestable Juste pour rire non plus. Non non. C'est simplement parce que ma chérie a beaucoup de traitements à suivre. Physio, ergo, rééduc et exercices quotidiens à la maison. Elle a aussi besoin de beaucoup de repos pour récupérer. Parce qu'elle tente toujours de récupérer pour aussi vite que possible retrouver une vie normale. Elle a aussi hâte de reprendre son travail qu'elle aime tant. Sais-tu que depuis le 1er septembre dernier elle est arrêtée? C'est qu'il faut bien dire les choses comme elles sont mon Fred: tu ne l'as pas manquée le 1er septembre dernier quand tu as foncé dessus avec ton gros char alors qu'elle était en vélo tout près de chez nous. Tu as bien fait ça! Tu as fait ça avec fracas! Beaucoup de fracas même! Bon, j'espère que tu excuseras mon humour à deux sous. Avec la chirurgie, le long séjour à l'hôpital et toute la rééducation qui ont été nécessaires pour la ramener de chez les morts, tu vois, elle et moi, on a appris à prendre les choses avec un certain recul. Avec détachement presque.

Ce recul et ce détachement me sont bien pratiques. Tiens Fred, par exemple, je peux admettre que tu aies démembré ma blonde avec ton crisse de char alors qu'elle circulait à vélo par une belle soirée chaude au centre-ville de Montréal. Passe encore que tu aies fait ça quand tu étais chaud comme un bon pilier de taverne, que tu n'aies pas fait ton stop et que tu aies eu une conduite dangereuse. J'accepte aussi que tu aies pris la fuite comme un tueur de la mafia après l'avoir projetée au sol plusieurs mètres au-delà du point d'impact. Le crissement que les pneus de ton char ont fait quand tu as redémarré après l'impact me laisse indifférent. Ma chérie va mieux et pour moi ça aide tous les jours à faire passer le reste. Une grosse part de ce reste est composée des pensées que je pourrais avoir pour toi, Fred. Et oui, parce que jusqu'à récemment je n'ai pas eu de pensées pour toi. On a appris ton nom suite à ton arrestation et à ton enquête préliminaire, mais tu aurais pu être un jeune chercheur sur le point de découvrir une cure contre le cancer ou un gros pourri vivant du recel des biens volés chez mes voisins: c'était le dernier de mes soucis. Tu aurais pu avoir été jeté en prison le soir même de ton arrestation et molesté dans la-dite prison. Ta femme aurait pu te quitter parce qu'elle aurait enfin vu que tu étais une vraie ordure. Tu aurais pu avoir de remords, ou ne pas en avoir. Je me contre-saint-ciboirisais éperdument de toi et de tout ce qui pouvait t'entourer. Tu vois Fred, c'est aussi ça le recul, le détachement.

D'ailleurs, c'est justement parce que tu arrives à l'extrême limite de ma capacité de détachement que je t'écris aujourd'hui. Parce que là Fred, juste  maintenant Fred, tu commences à me faire finalement très très chier. Je t'explique. Il y a quelques jours on a reçu une convocation à nous présenter à la cour municipale. Sur le coup ma chérie et moi n'avons pas compris de quoi il s'agissait. Tu vois Fred, c'est qu'avec tous les papiers que nous recevons pour gérer le dégât que tu as causé, on en arrive à ne plus y voir toujours très clair. Comme le Centre d'aide aux victimes d'actes criminels (CAVAC) fait en sorte que ma chérie n'ait justement pas à être confronté à toi au cours des multiples procédures judiciaires qui sont nécessaires pour traiter le cas que tu es, on ne s'attendait pas du tout à ce que nous sommes sur le point de vivre demain. Fred, à cause de toi, demain on va devoir aller témoigner à la cour municipale de Montréal parce que tu contestes le ticket qui t'a été remis au sujet du stop que tu n'as pas fait 5 mètres avant de transformer ma chérie en poupée brisée. Tu dis que tu as bel et bien fait ton stop et tu contestes ton ticket. Fred, même le personnel de la CAVAC a mis du temps à comprendre ce que tu nous fais. Non, mais es-tu sérieux là? As-tu déjà entendu l'expression "la goutte qui fait déborder le vase" ? Fred, tu dépasses les bornes là. Fred, as-tu déjà vu ça une personne en arrêt respiratoire avec des fractures ouvertes et du sang plein le visage? Comme tu t'es sauvé comme un poltron de classe mondiale tu n'as pas vu ça le 1er septembre dernier. C'est clair. Peut-être que si tu étais resté sur place par contre tu parlerais moins de ton crisse de ticket.

Sais-tu que toi et moi on se voit demain?

Commentaires

  1. Excellent texte!
    Les émotions, faut que ça sorte! Même si je ne connais pas, je suis persuadé que ça va te faire un bien immense, 'dans le dedans'!
    Bonne chance!

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  2. C'est sublime! Bonne continuation.

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  3. Très éloquent. C'est pas facile de verbaliser sa douleur... Bon courage à vous deux!

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    1. Merci François, je ne sais pas exactement pourquoi, mais pour une fois c'est "sorti" assez simplement ;-)

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  4. Bravo pour ta lettre, et bravo pour votre courage! Le plus décevant dans tout ça s'est quIl ne la lira probablement pas... Je nai aucune pitié pour ce genre d'individu merdique!

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    1. Merci pour les bons mots. On ne sait jamais, peut-être qu'il aura connaissance de cette lettre un jour... mais bon...

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  5. Superbe écrits.
    Alors, comment c'était la rencontre de Fred? Qu'a décidé la cour? Quelle effronterie a osé sortir Fred?
    Et surtout, comment va ta poupée?
    Lâche pas. Tôt ou tard, good things happen to good people.

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    1. Merci Jackie,
      Fred a eu l'idée de ne pas se présenter. Il était à l'extérieur et l'audience a été reportée. Pas mal, non? Au moins le procureur nous a appelé et nous n'avons finalement pas eu à nous rendre à la cour. Sur le coup, ça nous a gelé un peu. Ce n'est que partie remise...

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  6. Fred,
    Tu ne courras jamais assez vite. T-o-u-t va te rattraper.

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    1. C'est dommage qu'il n'y ait pas de fonction "like", j'aurais liké ton commentaire Louis.
      Merci

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