Voyeurisme particulier

Avertissement: j’ai commencé à travailler sur le contenu de cette chronique il y a déjà 3 semaines. Dans le texte, dans quelques phrases, je dis que ça fait 2 semaines, mais ce n’est plus vrai. Déjà 3 semaines. Comme le temps passe vite quand on est incapable de bouger et de penser.

Je devrais être au travail, mais je n’y suis pas. Oh, les vacances n’ont pas été devancées et je n’ai pas démissionné. Mais non. C’est juste que je suis en arrêt de travail. C’est nécessaire parce que je suis franchement un peu mal en point. Je vous explique: il y a déjà 2 semaines de ça, après ma journée au bureau, j’ai profité de la belle météo montréalaise pour faire une petite sortie à vélo. Je recommençais à avoir de bonnes jambes, j’étais heureux de prendre la route, l’oeil vif et le coeur léger. Mais environ 6 kilomètres plus loin, alors que je roulais doucement sur une piste cyclable, Vrrram-Boom-Crrrrak-Tabarnak, une voiture qui arrivait en sens inverse s’est élancée sur sa gauche me coupant tout net la voie. Je ne veux pas parler de la suite pour le moment, l’envie d’en parler ici me viendra peut-être, mais me voilà en arrêt de travail depuis 2 semaines, bloqué à la maison, un bras attaché sur le ventre, le corps plein d’hématomes multicolores et surtout la tête pas mal gelée par un très exquis dérivé de morphine qui limite mes douleurs -ainsi que la plupart des sensations qui font le bonheur de l’existence. Donc, en résumé, en ce début juillet, je suis à la maison incapable de bouger avec le cerveau flottant dans le formol. G-é-n-i-a-l.

Alors comment passer mes journées? D’abord en dormant autant que je le peux, mais seulement par séquences de 4 heures, c’est-à-dire au rythme imposé par la douleur et par l’absorption des pilules qui la réduisent. Ensuite en écoutant un max de films fort heureusement downloadables jusqu’à plus soif. Mais comme je suis incapable de réfléchir, pas question de regarder quoi que ce soit de trop «demandant». Une fois tous les X-Men visionnés, j’étais pas mal tanné. C’est après le Wolverine 2 que l’idée de faire le ménage dans mes vieilles photos de bikes m’est venue. Fallait bien changer le mal de place et trouver une manière de m’évader un peu. 

J’ai dit que je voulais faire le ménage de mes vieilles photos de bikes, mais en réalité il serait plus juste de dire qu’il s’agit de mes photos de vos vieux bikes. Oui, je fais des photos de vos vélos, ceux que je croise du regard, par hasard, en me promenant sur la rue. Oui, prendre en photo des vélos que je ne connais pas, c’est un peu creepy. J’ai quand même conscience de ce que je fais. Peu importe. Toujours solidement cadenassées à un poteau, vos vieilles bêtes semblent abandonnées maintenant que leurs hay days sont loin derrière elles: c’est que je ne suis intéressé que par les vélos de qualité des année 80 et 90, excluant bien entendu tout bécyk issu d’une production de masse. Comme je me promène à Montréal, ces reliques sont très souvent des Marinoni. Parfois des Bianchi. Rarement des Limongi ou des Bertrand. Presque jamais un Rossin, un Basso ou un Moser. Aucun Pinarello, pas de Merckx, pas de Motobécane, pas de De Rosa, pas de Ciocc, pas de Serotta non plus et un seul Colnago, d’ailleurs presque trop jeune pour être vintage. À ce jour mon tableau de chasse ne compte aucune vedette locale rare comme un Le Croco ou un Ryffranck. Je crois par contre avoir croisé des Hutsebaut et des Desmarais, mais je ne sais pas pourquoi, je ne retrouve plus de preuve montrant mes trouvailles. Pareil pour les Daccordi. 

Les vélos vintages qu’on voit dans la rue aujourd’hui nous renvoient à l’état de l’industrie du vélo dans les années 80-90. Qu’est-ce que les bike geeks du futur auront à portée de la main pour assouvir leurs pulsions pour les bikes vintages? En y pensant, j’ai mes hématomes qui regagnent en force et me font souffrir tandis que mon cerveau, qui flotte pourtant dans le formol de morphine, me transmet les signes précurseurs d’une violente nausée: ciel! Il ne leur restera plus que des Specialized, des Trek, des Cannondale et des Giant. 

Vite, qu’on me donne mes pilules, la dose maximum! En attendant que cette apocalypse survienne, voici un échantillonnage de vos vélos.


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1- Bianchi EL en Campy

Attaché à un piquet de parking sur St-Denis, pas loin de Mont-Royal par une journée humide d’automne, il était là, à ma taille, dans un état quasi parfait -pour un vélo de son âge. La roue avant n’était déjà plus d’origine, remplacée par une roue générique et vulgaire. Autrement, le mix de Campagnolo Athena/Record/Croce D’Aune était miraculeusement presque parfait. Sur le coup j’ai voulu laisser une note dessus pour engueuler son ou sa propriétaire. Qu’est-ce que j’aurais mis sur cette note: le destin t’a confié un prince, batinse! prends-en soin!! Et puis j’ai regardé les pédales -médiocres- qui défiguraient le beau pédalier Campy, la tige de selle cheap et la selle d’une qualité douteuse installée sous le niveau du guidon et une conclusion s’est imposée: laisse faire, ce bike vit déjà sur du temps emprunté, dans 30 jours il sera détruit. Quelle douleur.
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2- Bianchi très ordinaire

Des comme lui on en voit partout. Même vieux de 30 ans ils sont communs. Normal, dans le temps ces vélos étaient fort bien distribués. Le prix était à peu prêt correct aussi. Donc il s’en est vendu un paquet. Contrairement aux Bianchi haut de gamme, les personnes qui les achetaient n’étaient pas des gros rouleurs, pas des connaisseurs. Le genre de personnes qui roulent moins de 1000 km par année. C’est peut-être pour cette raison que plusieurs sont encore «vivants». Ceci dit, qu’on ne s’y méprenne pas: s’il s’agit d’une marque classique, si les tubes sont faits par une marque classique et si l’allure est classique, ce n’est rien d’autre qu’un objet assez ordinaire et pas mal commun. Voilà mon ami-e, j’espère que c’est pas ton bike sur la photo, mais tsé, je ne t’en voudrais pas si ça l’était. Par contre enlève le porte-bagage et nettoie la coulée de morve sur les fourreaux de ta fourche. Un peu de décence.
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3- Argon 18 furtif

C’est à croire que la marque montréalaise spécialiste des échappées du jour a déjà été timide! Avec sa couleur écureuil du parc Lafontaine, ce petit cadre Argon 18 en Columbus Cromor est pourtant particulier. Encore équipé de toutes ces pièces Campagnolo bas de gamme d’origine, il a comme singularité d’être équipé de roues 650. Il n’y en a pas eu des masses comme celui-là. Et puis ce logo, qu’est-ce qu’il m’a impressionné la première fois que je l’ai vu. Il faut dire que c’était en 1989, que le bike était orange flamboyant avec plein de chrome, qu’on était au vélodrome de Montréal et qu’il était monté en Campagnolo C-Record. Ah le solide coup de foudre, j’en ai perdu la tête longtemps.
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4- Basso SLX - Frankenstein-Beater 

Celui-là je le vois souvent. Tellement souvent que je n’y prête presque plus attention. Parce que quand je le regarde, mes yeux saignent et mon coeur souffre. Les mutilations que ce magnifique cadre italien a subies au fil du temps sont d’une infinie tristesse . Des exemples? Avez-vous vu les patins de frein Kool-Stop sur les beaux calipers Campagnolo Chorus première génération? Que dire un dérailleur arrière? Oui, c’est un Ultegra Tricolor, mais que fait cette pièce sur un Basso en Campy ? Sacrilège. Et le cosmétique lui ? Dire qu’à l’origine, la paint job de ce bike était une des plus glams de son époque. Et puis avez-vous vu la selle Turbo? Je dois m’arrêter, mon coeur est si fragile.
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5- Limongi made in Canada

Quand monsieur Limongi est venu s’installer au Canada au milieu des années 80 sa réputation d’orfèvre du tuyau Columbus était déjà faite. Je ne sais pas trop ce qui a amené cet artisan plus tout jeune à vouloir recommencer ici. Ça a dû lui prendre une bonne dose de courage pour reprendre sa production, surtout que ses premiers rejetons «canadiens» n’étaient pas à la hauteur de ses vieilles oeuvres européennes. À l’époque certaines rumeurs voulaient que les premiers cadres d’ici aient eu le headtube mal aligné avec le bottom bracket. Pour faire simple, disons que les cadres auraient été soudés de travers, rien que ça. Ce qui est plus certain, c’est que leur finition était moins que moyenne tandis que leurs prix, eux, étaient largement au-dessus de la moyenne. Ceci dit, je les aimais bien les Limongi, même que j’étais tombé en amour avec l’un d’eux en Tange Prestige. Hot stuff, j’aurais dû l’acheter! Dommage qu’on n’en croise plus beaucoup sur la rue de nos jours. Celui sur lequel je suis tombé est un beau spécimen de ce que cette marque pouvait engendrer. Mention spéciale au propriétaire actuel de la bête pour avoir conservé tous les specs d’origine headset, jeu de pédalier, shifters et moyeux compris. Ça fait oublier le crime de lèse-majesté commis par le fabricant qui fournissait une tige de selle trop bas de gamme. À bien y penser, la potence et le guidon étaient pas mal cheap aussi.
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6- Marinoni Tre-Tubi: mint (mais pas pour longtemps)

Tous les travailleurs sociaux le disent: la vie dans la rue, ça magane vite en maudit. C’est exactement ce que je me suis dit en voyant ce beau petit Marinoni un peu girly presque pas scratché. Tout en Ultegra, jantes Nisi d’origine, selle, tige de selle, guidon et potence d’origine: il ne devait pas vivre dans la rue depuis longtemps celui-là. Encore en 2016, il est comme neuf. Pas de doute, la personne qui l’a acheté en premier à la fin des années 80 n’a pas vraiment roulé avec. Ça arrivait souvent avec les vélos en Tre-Tubi -3 tubes SL, le reste Cromor. Les Tre-Tubi étaient le résultat d’un bon coup de marketing de la part de Columbus lors de la première époque de popularité du vélo de route. Les Tre-Tubi étaient faits avec suffisamment de tubes SL pour être présentés comme un SL, mais le prix était bien meilleurs. Aucun cadre de cette gamme n’était offert «sur mesures» et le choix de couleurs était volontairement restreint. Même le travail de finition donnait lieu à certains raccourcis que la clientèle ne voyait pas. Ils étaient donc moins chers que les cadres SL ou SLX et aucun coureur n’aurait roulé avec ça. C’est probablement pour ça qu’ils en restent encore un paquet en état de rouler. Ces vélos étaient destinés à la masse des rouleurs, l’équivalent des cyclistes d’aujourd’hui qui participent aux rides bien pensantes de bienfaisance. Attention là, j’ai dit la masse des rouleurs. Pas les consommateurs de masse. Ces bikes-là n’étaient offerts que chez les proshops qui connaissaient leur affaire. C’est peut-être aussi pour ça que plusieurs roulent encore aujourd’hui!
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7- Bertrand - Classy hipster

Un Bertrand, c’était déjà rare en 1988, imaginez aujourd’hui. Eux-autres ils avaient de la bonne boulechite pour vendre leurs bikes: les cadres étaient dessinés à l’aide d’un ordinateur! Pensez à ça. Me demande quel logiciel ils pouvaient bien utiliser? À l’époque, la mystique entourant l’outil informatique marquait l’imaginaire, un peu comme le font les simulations CFD pour les amateurs de bébelles «aérodynamiques» en ce moment. Mais il y avait plus. Le produit avait ses qualités, les bikes étaient droits et bien soudés. Surtout, ils étaient beaux, élégants même, comme celui dans lequel je me suis accroché les pieds en sortant d’un bar un petit peu éméché un de ces soirs où l’air était doux. J’ai eu un mal de chien à faire les photos. D’une photo floue à l’autre, je me demandait: non mais c’est quoi c’te Bertrand? C’est pas une peinture de Bertrand, no way! Et puis là j’ai vu le sticker SLX presque certainement «Riverniciato». Repeint. Et il n’y a pas si longtemps à part de ça. Je gagerais un de mes vélos qu’une paintshop à Lachenaie y est pour quelque chose. Mais blague à part, un Bertrand déguisé en hipster, c’est vraiment chic. Je gagerais un autre de mes vélos que la personne qui roule dessus a du beau linge et des beaux cheveux bien placés. Ah oui, mention spéciale pour la direction Ultegra à cartouches (qui doit être la seule pièce d’origine sur le vélo).
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8- Garlatti - Pimpe ma picouille

Les Garlatti ont dû déjà être vus comme des bons bikes. Mais ça doit faire vraiment longtemps. Genre plus de 40 ans. Un matin en me rendant au métro je suis tombé sur ce vieux bourricot attaché à une clôture. Il n’avait l’air de rien et je suis passé devant sans le voir. Puis juste avant de passer le tourniquet de la station Sherbrooke j’ai cliqué: c’était du Campy sur la vieille picouille attachée en haut! Ne faisant ni une ni deux, je suis remonté pour tester mon hallucination. C’était bel et bien du Campy, le vieux gruppo Victory. Le reste des pièces n’avait aucune valeur. Ça devait être un projet inachevé. Mais quitte à commencer à pimper un vieux vélo, aussi bien le faire avec un cadre qui en vaut la peine, non? Rappelons les fondamentaux: une géométrie «moderne» et des pattes forgées sont les signes que ça commence à peut-être valoir la peine.


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Je grogne tellement qu’on dirait que je n’aime ni ces vélos, ni les personnes qui les maintiennent «en vie». Mais vous savez ce qu’on dit: qui aime bien châtie bien. Si je grogne, c’est peut-être surtout parce que mes hématomes recommencent à vouloir leurs pilules? Qui sait? Je fais une petite pause dans le triage de mes vieilles photos. J’en ai plein d’autres ! Je reviendrai quand mes pilules auront fait effet. On verra bien quels délires attiliens elles me feront écrire.

PS: remerciements attiliens bien chaleureux aux personnes qui m'ont dit de «m'occuper» et de «faire de quoi avec (mon) blogue» pendant ma convalescence. 




Commentaires

  1. Bruno!….un casse-gueule, encore! Boo! Il faut que tu te plantes pour qu'on retrouve les chroniques Attiliennes? Dommage. Prompt et complet rétablissement, Mr. B.!

    Les Limongi: j'en ai acheté un en 1989, je crois, en Campa Chorus (de 1ère génération, comme tu dis). Rose et violet, mais qu'est-ce que je pensais? Ça roulait OK, mais la base gauche avait été redressée assez radicalement une fois soudée au boîtier de pédalier; ça avait laissé des petites ondulations dans le tube. Autrement dit, on l'avait «rescapé» . Chorus, c'était lourd mais ça marchait bien, exception faite du «Synchro» qui était nul. À cette époque, Campa perdait BEAUCOUP de terrain aux mains de Shimano…ils n'étaient pas les seuls, d'ailleurs. Aussi, mon Limongi était sorti du montage avec une manivelle de 170 et une de 172,5. (?!)
    Le premier Bianchi dans tes photos: remarque la jante arrière avec les marques d'usure inégales sur la surface de freinage, comme on voyait souvent sur les jantes légères de l'époque. Usé là où le rayon tire sur la jante et l'élargit et encore anodisé où la jante est moins tendue et donc moins déformée. Les Mavic GL 330 montraient cette particularité, notamment. En passant, sais-tu qui avait dessiné le premier logo A-18?

    Remets-toi vite!

    PL

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    Réponses
    1. Salut PL, et oui, une belle fracture/casse-gueule. Qu'est-ce que tu veux, tu es mon modèle! Le moins qu'on puisse dire, c'est que quand Shimano a fait passer le développement de ses produits en vitesse supérieure, Campagnolo a eu eu mal à suivre. Le Synchro était vraiment mauvais, l'ergonomie des cocottes de freins était terrible et même -sacrilège suprême!- la qualité des roulements en a pris un coup. Stronglight, Modolo, Maillard et tous les autres ont piqué du nez à ce moment précis. Même Suntour a été avalé. L'agonie a duré encore un moment pour certains, mais Shimano a touché presque tous les fabricants de pièces directement au coeur. Campagnolo a su survivre en misant sur le glam hérité du passé, pas sur la qualité. Heureusement qu'ils avaient Lemond, puis Indurain et ensuite Riis/Ullrich comme champions. Ça compensait.
      Ton Limongi ondulé aux manivelles différentes me fait penser que parfois les légendes reposent sur un fond de vérité. Eux aussi ont été avalés par la compétition d'ailleurs.
      Pour le logo A-18, je crois savoir, mais ce serait l'fun de demander aux membres de l'équipe actuelle juste pour voir quelle réponse reviendrait ;-)

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